La belle période, mes enfants ! Des prisons où l’on mettait la Bièraubeurre à fraîchir, des baguettes ne se souvenant pas avoir lancé un sort offensif, jamais de dispute ou de menace ! A sa mort, bien des larmes furent versées.
Quand on les voyait passer dans les rues, lui saluant avec son bon rire les villageois, et elle à trottiner d’un pas presque dansant, on se disait « Ah le brave Ministre ! Et quelle belle licorne ! ». Le soir, il vérifiait toujours par lui-même si l’étable où elle sommeillait était bien fermée, et surtout, il lui apportait un grand bol de Bièraubeurre chaude, agrémentée d’un peu de cannelle, de sucre et de caramel. Les conseillers n’étaient bien sûr pas d’accord : quel manque de dignité ! Mais qu’avait-il à s’en soucier : sa licorne était heureuse, tout allait pour le mieux !
Or un jour, un galopin, chassé de chez lui pour avoir trop chapardé, trainaillait du côté du Ministère. Ce petit était connu dans la ville comme Gavin Moinillon, chenapan blondinet irrécupérable que son père avait, de désespoir renvoyé de chez lui. Le garnement traînait autour du Ministère depuis quelques semaines, une idée bien précise en tête.
Cela aurait pu en rester là, mais dès le lendemain, Gavin avait échangé ses bas troués contre une jolie robe du Ministère, et il y entra en tant que commis. Il était insolent et refusait la plupart du temps de travailler. Il n’y avait qu’avec le Ministre qu’il se montrait dévoué. On le voyait souvent traverser les couloirs du Ministère avec une brassée de foin ou quelque fruit chipé, répondant aux questions par « C’est pour la licorne du Ministre ! » Tant et si bien que, devant toutes ces attentions, le Ministre qui se sentait doucement vieillir, confia au chenapan le soin d’apporter, le soir, le bol de Bièraubeurre à sa licorne. Cela ne fit pas du tout rire ses conseillers. Et sa licorne non plus, et pour cause !
Depuis l’arrivée de Gavin, ce dernier, sous couvert de lui apporter à manger, en profitait pour venir l’embêter en inventant les pires tours. Le pire était celui qu’il avait trouvé pour le bol de Bièraubeurre. Chaque soir, elle voyait arriver dans son étable Gavin accompagné de 4 ou 5 des pires cancres que pouvaient former le Ministère, tenant avec précaution son bol fumant. Il lui plaçait dans sa mangeoire, et le fumet sucré lui remplissait les naseaux jusqu’à lui faire tourner la tête et monter la larme à l’œil. Quand enfin, elle allongeait le cou pour savourer son dû, on lui éloignait prestement le bol et sa Bièraubeurre, la boisson qui lui donnait des forces, de la joie et du cœur au ventre, elle la voyait partir dans le gosier de ces chenapans. Une fois légèrement grisés, les voyous se vautraient dans la paille, lui tiraient les oreilles et la queue, montaient sur son dos, sans même songer que d’une seule ruade, elle aurait pu les envoyer valser de l’autre côté de Londres. Mais on n’était pas Licorne du Ministre pour rien : elle ne bronchait pas, mais n’en pensait pas moins…
Imaginez qu’un jour, Gavin la fit monter tout là-haut, sur la terrasse de la Tour des Archives, la plus haute du bâtiment, celle qui surplombe tout Londres ! La pauvre bête, après des heures et des heures d’escaliers en colimaçon sans rien y comprendre, en avait la tête qui tournait. Elle finit par se retrouver soudain sur cette petite plate-forme de pierre, à mille pieds au-dessus de la ville : les personnes n’étaient que des points colorés, les maisons des petits cailloux, et sur un long fil d’argent, un petit arc où la circulation était si dense…. Elle en poussa un tel hennissement de terreur que tout Londres en releva la tête. Le Ministre, en train de gentiment somnoler, fut réveillé en sursaut : « Qu’est-ce qui se passe ! Qu’est-ce qu’on fait à ma licorne ! » Gavin, faisant mine d’être paniqué, en larmes, s’arrachant à moitié ses cheveux blonds et courant en tous sens lui répondit :
« Ah Monsieur ! C’est terrible ! Votre licorne, regardez ! Elle est montée tout en haut de la Tour des Archives ! Regardez, on voit le bout de ses oreilles dépasser !
- Quoi ? Comment ça ? Toute seule ? Mais veux-tu bien descendre, malheureuse ! »
Ah, descendre, elle n’aurait pas demandé mieux ! Mais avec les escaliers, mieux valait y renoncer : les monter, ça allait encore, mais en sens inverses, c’était à s’y rompre toutes les pattes après 10 marches ! Elle tournait en rond, paniquée sur la terrasse, ses gros yeux remplis de vertige, tout en pensant « Ah le garnement ! Si j’en réchappe, quel coup de pied tu auras, demain matin !! » Cette seule pensée lui donnait un peu de courage. Finalement, vingt sorciers durent lui lancer en même temps un Ascencio pour la redescendre le plus doucement possible vers la terre ferme. Elle ne dormit pas de la nuit, revoyant en rêve ses petits sabots s’agitant dans le vide tandis que rien ne la soutenait, rester en équilibre sur un rayon lumineux au-dessus de toute cette ville qui la pointait du doigt en riant… Oui, quel coup de pied recevrait Gavin quand il reviendrait le lendemain ! De Windsor, on en verrait la fumée ! .
Seulement voilà, Gavin était présentement en train de chanter au clair de lune sur le pont d’un navire à destination de Paris, pour y être éduqué pendant 7 ans à la diplomatie et aux belles manières. C’était notre bon Ministre qui, après avoir assisté aux efforts et au déploiement d’énergie du garçon pour ramener la licorne, avait tenu à le récompenser. Apprenant ça, notre licorne fut bien dépitée, mais pas découragée pour autant « Ah c’est ainsi, gredin, tu as senti le vent venir, tu t’es douté de quelque chose ! Eh bien ton coup de pied, je te le garde. Et tiens-toi bien prêt, il sera spectaculaire ! »
Après ce départ, le train de vie des jours passés reprit pour la licorne. Il était revenu, le temps du petit pas de danse dans les rues de Londres, de la Bièraubeurre caramélisée du soir. Mais de temps à autres, quand un villageois montrait du doigt le haut de la Tour des Archives et pouffait en la regardant, elle sentait comme une pointe aiguisée de tristesse lui faire frémir les oreilles. Elle n’en mettrait que plus de volonté dans sa vengeance !
Bien des années après, le premier conseiller du Ministre fut muté, et de Paris, Gavin apprit la nouvelle. La place était belle pour lui, il ne voulut pas manquer l’occasion. Par le premier bateau, il se retrouva à Londres, et courut presque à la rencontre du Ministre. Celui-ci, après 7 ans, ne le reconnut pas de prime abord. Certes, sa vue avait un peu baissé depuis, et surtout, Gavin avait gagné en prestance et charme. Il était devenu un beau jeune homme blond qui avait su faire tourner bien des têtes à Paris.
« Comment, Monsieur le Ministre, vous ne me reconnaissez pas ? Gavin Moinillon ! J’apportais sa Bièraubeurre à votre licorne !
- Moinillon… Mais bien sûr ! Un bon petit garçon que ce Gavin ! Et que peut-on pour lui ?
- J’aurais savoir …. A propos, est-ce qu’elle va bien votre licorne ? Vous l’avez toujours ? Je l’aimais tellement cette bête-là ? Je pourrais la voir ?
- Mais oui, elle est toujours là. Et tu la verras, et même autant de fois que tu voudras.
- En fait, j’ai appris qu’une place de premier conseiller venait de se libérer, et j’avais espéré…
- Mais bien sûr ! Tu l’auras, ce poste. Je te nominerai demain lors de la cérémonie habituelle, devant tout le Ministère !
Car, si vous l’ignorez, la nomination au poste de premier conseiller nécessitait une cérémonie en grande pompe, devant le Ministère et le Magenmagot. En apprenant ça, la licorne eut un mauvais sourire, sans qu’on sache pourquoi. Toute la nuit, elle se bourra d’avoine et donnait de temps à autres une légère ruade contre le mur de son étable, tout en aiguisant avec un petit rire, son sabot arrière contre le pavé.
Le lendemain, tous les officiels étaient parés. Le Ministre était en grand habit, le Magenmagot et le Ministère cérémonieux à souhaits et la licorne, harnachée de dorures, se tenait patiemment prête. Quand Gavin fit son apparition, un murmure admiratif parcourut l’assemblée. Lui aussi avait fait des frais et portait une robe brodée de bleu, et un chapeau au bout duquel tremblait une longue plume de Focifère. Il s’avança, la démarche assurée et le sourire royal, et se dirigea vers la licorne, vérifiant du coin de l’œil si le Ministre le voyait bien, pour lui donner une petite tape amicale sur la croupe. Quand enfin il fut tout près d’elle, elle prit son élan :
« Tiens, scélérat, depuis 7 ans que je te le garde ! »
Et elle lui décocha un coup de sabot si terrible, si terrible, que de Windsor même on en vit la fumée, un tourbillon de fumée blonde où voltigeait une plume de Focifère ; tout ce qui restait de l’infortuné Gavin Moinillon !
Les coups de pied de licorne ne sont pas aussi foudroyants d’ordinaire ; mais celle-ci était la Licorne du Ministre, et n’oublions jamais qu’on n’importune jamais impunément même la plus innocente et douce de celles-ci.