"10 octobre 2016. Cela fait seize jours maintenant que je suis arrivée au Ngorongoro et j'ai enfin le temps de reprendre ma plume. Mwenye, mon hôte, est toujours aussi charmant. il avait semblé très intrigué par ma requête lors de nos premiers échanges de hiboux mais le voyage s'est très bien déroulé et l'accueil était parfait.
Le dépaysement est grand par rapport à mes dernières semaines passées à Manhattan. Le Ngorongoro est un hameau en comparaison. Il est difficile d'en estimer la population car celle-ci est en mouvement constant : très peu de gens habitent réellement sur place, la plupart ne font que y passer. Dans l'ensemble, j'estimerai néanmoins à une soixantaine les gens y résidant en permanence - Mwenye étant l'un d'entre eux.
Si je jetais un oeil à l'extérieur, je pense que je verrai toutefois une dizaine de fois ce nombre de personnes. Uniquement des sorciers, bien entendu, et éventuellement quelques rares moldus membres de la famille d'autres sorciers. Le Ngorongoro est aussi bien caché que n'importe quel bâtiment sorcier anglais ou américain : les moldus qui y passent ne distinguent que la fin des collines et le début de la savane, sans aucun signe de l'ensemble du village ni des nombreuses personnes qui s'y trouvent."
Nulle classe de niveau ou d'âge cependant. Les "leçons" se font en plein air, à l'extérieur, et je reviens d'ailleurs de l'une d'elles, très instructive. Les jeunes sont installés en cercle autour de l'aîné qui leur enseigne - qui peut être de tout âge, de toute tribu : tant qu'il ou elle a quelque chose à enseigner, il ou elle est le bienvenu pour le faire. Et nul besoin de battre le rappel des enfants et des adolescents qui errent dans le camp pour une leçon : un simple claquement de mains et ils se rassemblent, quel que soit leur instructeur du jour.
C'est une autre chose qui m'a surprise ici : il n'y a que très peu de familles au sens occidental du terme. Bien sûr, tout le monde sait qui est son père ou sa mère, mais vous ne verrez jamais un adolescent refuser d'obéir à un autre adulte en lui prétextant qu'il ou elle "n'est pas sa mère". L'ensemble des adultes veille sur les plus jeunes, s'assurant notamment qu'ils ne quittent pas les parties cachées du village dans être accompagnés et, lorsqu'ils le font, qu'ils ne pratiquent pas de magie devant les touristes moldus qui visitent le cratère du Ngorongoro tout proche ou partent en expédition dans la savane.
Et, à l'inverse, tous les enfants obéissent aux adultes sans distinction et n'essaient même pas de discuter. J'admets qu'il y a quelque chose d'impressionnant à voir une frêle femme semblant à peine tenir debout lever sa main droite, et se retrouver avec une troupe de quarante adolescents autour d'elle en quelques minutes, suspendus à ses lèvres à la seconde même où elle commence à parler.
Il serait donc totalement faux de dire que les enfants sont laissés à l'abandon, comme on pourrait le croire à première vue en les voyant vagabonder aux alentours de quatorze heures : bien au contraire, c'est l'ensemble de la communauté qui veille sur eux. En complément de ces leçons générales, la plupart des jeunes se voient d'ailleurs attribuer un mentor particulier, qui veillera sur leur bon développement. Il est d'ailleurs courant que le jeune soit emmené dans les pérégrinations de son mentor, l'accompagnant dans sa tribu d'origine ou ses voyages dans la région.
J'ai pu faire connaissance au fil des jours passés avec Sefu, d'une tribu de l'est du Serengeti qui m'a confirmé rester jusqu'au passage de la petite saison des puies, le mois prochain. Nous avons le même âge et le courant est immédiatement passé entre nous. Elle est l'une des enseignantes les plus régulières des jeunes et l'équivalent de ses cours d'Histoire de la Magie sont fascinants. Non pas que je veuille m'attaquer au professeur Binns, mais Sefu raconte les choses d'une manière fort différente : ce sont des contes, accompagnés de merveilleuses illusions de chaleur, d'incroyables mirages qui renforcent ses propos.
Une autre particularité de leur magie est qu'elle est, au final, très peu personnelle. Vous savez tous à quel point cela peut être difficile de lancer un sortilège avec la baguette d'un autre. Au Ngorongoro, pas de soucis : tous savent se servir des marques laissées par les autres dans la savane, réactiver les sorts qui y sont gravés depuis des centaines d'années, renforcés par chaque passage d'un sorcier sur le même chemin. De nombreuses pistes parcourent la savane, inconnues des moldus et seulement suivie par les sorciers ou certains animaux plus sensibles à la magie.
Les sorciers sont d'ailleurs très présents dans la politique locale, bien que toujours soigneusement sous le sceau du secret. Hier, j'ai accompagné Sefu et plusieurs autres sorciers, dont son apprenti, dans une expédition et c'est ce qui m'a poussée à reprendre la plume pour la conter aujourd'hui, me sortant difficilement de mes innombrables découvertes.
Comme certains d'entre vous le savent peut-être, le braconnage est très présent dans cette région du monde. Le Serengeti est en aprtie considéré comme un aprc naturel et protégé par les moldus, mais il est tellement immense qu'ils ne peuvent couvrir la totalité du terrain. Les sorciers contribuent donc également à la défense de leur lieu de vie, parcourant leurs pistes cachées et traquant les braconniers, souvent bien plus efficacement que les forces de l'ordre moldues. Les pisteurs sont aussi essentiels aux tribus du Ngorgongoro que les Aurors le sont à notre bonne vieille Angleterre : ils maintiennent l'ordre, empêchent les débordements, effacent les mémoires quand nécessaire et traquent les criminels, qu'ils soient moldus ou sorciers.
Sefu me l'a fait remarquer hier, lorsque notre groupe est tombé par surprise sur une bande de braconniers. Ceux-ci ne sont presque jamais kenyans ou tanzaniens. Les gens originaires des pays concernés n'osent pas braconner des espèces protégées. Les légendes des terrifiantes malédictions lancées sur ces criminels sont extrêmement vivaces et, si elles sont moquées par les étrangers qui parcourent la savane, elles suffisent à empêcher la population locale de verser dans le crime dans son immense majorité.
Ils ont raison, par ailleurs. Les sorciers ne font aps dans le détail et, s'ils ne tuent jamais les criminels rencontrés, leurs malédictions passeraient aisément pour de la magie noire en Europe. Ne sont cependant ciblés que ceux surpris dans la savane en pleine activité illégale : autrement, il y a bien entendu procès et jugement, comme chez nous. Cela a comme résultat une diminution du nombre de braconniers et des rumeurs au sujet de la dangerosité de la chasse dans le Serengeti et ce, sans qu'un sorcier ne se soit fait voir par quiconque en dehors de quelques lions paressant au soleil.
Sefu m'appelle - décidément, la vie est bien active ici, et passionnante du début à la fin. Je reprendrai la plume ce soit pour continuer le journal.
[...]
Je la sens circuler en moi, autour de moi. Je sens l'écho des autres magies alentours, de chacun des sorciers dans le village, des cairns qui le cernent, de la moindre gravure dans l'une des maisons. Chaque étincelle, chaque éclat parfaitement perceptible. Non pas par mes yeux, aussi aveugles qu'à l'accoutumée, mais en écho à la mienne, palpitant sur la même fréquence, battant à l'unisson. Jamais je n'avais ressenti aussi clairement la magie de quelqu'un d'autre. En sentir des dizaines, des centaines d'un coup est quelque chose de merveilleux et effrayant à la fois.
La soirée avait commencé tout à fait ordinairement. Le village était plus actif depuis quelques jours, se préparant pour les grandes migrations animales, moment privilégié des braconniers et très surveillé par les sorciers. Suivant la saison des pluies, des dizaines de milliers d'animaux se déplacent vers la nourriture la plus abondante et les sorciers se rassemblent donc au Ngorongoro avant, discutant entre eux et établissant les responsabilité de chacun pour que les événements se déroulent au mieux.
Il y avait près de huit cents personnes présentes, presque toutes sorcières. Même les jeunes sont conviés à ces réunions. A partir du moment où ils peuvent utiliser leur magie consciemment, ils particpent à la grande migration. Chacun, homme, femme, jeune ou âgé, contribue à hauteur de ses moyens à cet événement de la plus haute importance. Même les moldus ou cracmols contribuent, notamment en assurant le relais des communications et en vérifiant que tous ont assez à manger et de temps de repos pendant cette période difficile.
La réunion battait son plein lorsque l'atmosphère s'est tendue. Je m'en étais éclipsée avec Sefu et une vingtaine d'autres personnes, fêtant des retrouvailles longuement attendues. Nous étions donc à l'écart du village, hors des protections, lorsque les étoiles elles-même semblèrent disparaître. L'impression d'un danger imminent, d'un danger terrible, nous a tous saisis à la gorge. Une odeur se répandait dans l'air, porteuse de mort : l'odeur que j'identifiais comme une odeur animale, celle d'un prédateur.
Nous nous sommes tous mis sur nos gardes. Pourtant, nous ne l'avons pas vu venir, même en scrutant la nuit. Un coup de patte parfaitement silencieux a fauché Jengo, arrivé le jour même, sans un cri ni un bruit. Je ne l'ai vue que brièvement à la lueur des flammes mais mon échine s'est glacée. C'était la patte d'un fauve, gigantesque, dotée de griffes terribles. La patte d'un Nundu.
Je savais qu'il y en avait dans les environs, bien entendu. Le Serengeti est leur habitat d'origine, leur demeure principale. Ils sont appelés ici Mngwa, les bêtes étranges, et sont les créatures les plus mortelles de la savane. Rapides, indécelables, invisibles même tant qu'ils ne sortent pas de leurs cachettes, tout chez eux est dangereux : les griffes, les crocs de la taille d'un avant-bras, jusqu'à leur souffle empoisonné.
Nous sommes restés pétrifiés et Zuri a disparu à son tour, fauchée par le prédaeur toujours indiscernable. Je suis restée paralysée de terreur. Même les cairns de protection du Ngorongoro ne suffiraient pas face à un Nudu, qui pourrait le raser d'un souffle. Il connaissait notre présence, de toute évidence.
Sefu a été la première à réagir. Elle n'a pas paniqué, n'est pas partie en courant, ni restée paralysée sur place. La peur était visible dans son regard et pourtant elle a frappé le sol de son pied. Je n'ai pas compris ce qu'elle faisait mais elle a recommencé. Lentement. Et j'ai senti un frémissement de magie se faufiler sur mon échine, repoussant à peine la peur. Puis Sefu a commencé à parler.
Bien que ne comprenant pas les mots visiblement millénaires, j'ai immédiatement reconnu un sort. Parfaitement en rythme avec son pied qui frappait le sol, les syllabes étaient rudes, gutturales presque. Après un moment de flottement, Kwasi l'a imitée, frappant le sol au même moment, prononçant les mêmes paroles en rythme. La patte s'est approchée de Nyah, mais s'est arrêtée avant de le faucher, immobile, alors qu'il entamait les paroles sacrées à son tour. Un léger grognement a retentit comme un grondement de tonnerre dans le silence de la savane. plus un bruit ne semblait émaner du village derrière nous.
La gueule s'est approchée de Nyah. Sa voix n'a pourtant pas faibli, son pied a continué de marteler le sol,e t les trois autres se sont soudain mis en branle. La magie acommencé à frémir dans l'air et cela a encouragé les derniers. Tous, en dehors de moi, frappaient le sol dans ce rythme obsédant, le faisant vibrer par vagues. Les paroles retentissaient dans l'air chaud et j'avais l'impression de ne plus entendre qu'une seule voix à la tonalité surnaturelle, semblant composée de milliers de tons et de nuances. Ma magie s'est soudainement réveillée et, sans que je ne comprenne comment, mon pied a commencé à marteler le rythme alors que je prononçais les mots que je ne connaissais pas quelques minutes auparavant.
Je serai incapable de les retranscrire, et j'en ai pour preuve les dizaines de parchemins de brouillon à côté de mes carnets. Pourtant, sur le coup, ils étaient parfaitement clairs, sensés, alors qu'ils repoussaient le Mngwa dans les ténèbres de la nuit. J'étais dans un état de transe, en parfaite harmonie avec les autres, et j'en ai senti d'autres encore nous rejoindre - nous étions peut-être trente en tout, comme autant d'esprits parfaitement alignés. Le Mngwa a grondé à nouveau sans faire frémir nos voix, comme si notre soudaine conscience commune n'avait plus de peur en elle. Il était à moins de cinq mètres de moi et, si je ne bougeais plus, ce n'était plus à cause de la terreur.
Je ne sais pas combien de temps cela a duré. je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à incanter nos magies vibrant à l'unisson, tissant un magnifique filet. Peut-être une minute, ou peut-être des heures entières. Finalement la bête a ouvert sa gueule et nous avons su qu'elle allait exhaler son souffle mortel, mais nous n'avons pas bogué. Le village se trouvait derrière nous. L'haleine empoisonnée a jailli mais a glissé entre nous sans heurts. Nous le respirions alors que nous parlions mais aucun de nous n'a défailli ou n'est mort sur le coup. La magie de ce souffle empoisonné avait été ntégralement arrêtée par notre enchantement.
Le Mngwa a finalement émit un formidable rugissement. Un coup de pattes a fait voler la terre en éclats à côté de Sefu mais nul débris ne l'a frappée et la bête s'est détournée, s'éloignant du camp. Je n'ai guère vu plus qu'une silhouette noire s'éloigner, mais je sentais surtout sa magie prédatrice fuir, disparaissant dans la nuit. Alors nos voix se sont brisées et l'enchantement est retombé. J'ai vacillé sans pouvoir me retenir et le bras fort de Kwasi m'a rattrapée. J'ai beau détester ce genre de touché en temps normal, nos magies vibraient encore à l'unisson, comme elles le font toujours actuellement, et ce simple contact était incroyablement réconfortant.
Lorsque nous sommes finalement retournés au village, c'est le silence qui nous a accueillis. Tous savaient visiblement ce qu'il s'était passé et tous nous saluèrent avec le même respect, y compris moi qui ne suis pas de leur peuple. Nous avons été assis, abreuvés de boissons douces et chaudes, réconfortés après cette immense dépense de magie. Un par un, nous nous sommes retirés pour nous coucher, raccompagnés par des sorciers qui nous soutenaient et veillaient sur notre confort.
J'ai maintenant saisi, deux heures après, qu'avoir été capable de contribuer à cet enchantement ancestral à hauteur de mes modestes capacités, d'entrer en résonance avec leurs magies, faisait dorénavant de moi un membre du Ngorongoro au même titre que n'importe lequel d'entre eux. Ce sentiment d'acceptation m'amène une grande paix et je suis heureuse de savoir que je serai toujours bien accueillie ici, quelles que soient les durées de mes voyages."